Argentine : la page des Kirchner est tournée

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Le premier tour de l’élection présidentielle argentine, qui s’est tenu en même temps que les élections législatives, a opposé le 25 octobre :

• Daniel Scioli, candiat du Frente para la Victoria (Front pour la victoire) une coalition du Parti justicialiste (PJ) avec une fraction du Parti communiste argentin et une fraction de l’UCR ; Scioli est ancien vice-président argentin et millionnaire comme l’ex-présidente Cristina Kirchner qui ne se représentait pas et l’ex-président feu Nestor Kirchner ;

• Mauricio Macri, présenté par Cambiemos (Changeons), une coalition entre le PRO, l’Union civique radicale (UCR) et la CC-ARI ; Macri est ancien maire de Buenos Aires et fils d’un grand capitaliste argentin qui a fait fortune à l’ombre de la junte militaire (au pouvoir de 1976 à 1982) ;

• Sergio Massa, soutenu par Unidos por una Nueva Alternativa (Unis pour une nouvelle alternative), une scission du PJ, Massa est haut fonctionnaire ;

• Margarita Stolbizer, soutenue par Progresistas (Progressistes), une coalition autour du Partido Socialista et du Partido Socialista Auténtico ; Stolbizer est avocate et ancienne députée de l’UCR ;

• Nicolas Del Caño, du Frente de izquierda y de los trabadajores (Front de gauche et des travailleurs, FIT), une coalition entre le PTS, le PO et l’IS.

Au premier tour, Scioli a obtenu 36,8 % des suffrages, Macri 34,3 %, Massa 21 %, Stolbizer 3,4 %, Del Caño 3,2 %. Le 22 novembre, au second tour de la présidentielle, Macri l’a emporté avec plus de 51 % des suffrages exprimés contre moins de 49 % à Scioli. Le nouveau président n’a pas de majorité parlementaire puisque le PJ l’emporte sur le PRO et l’UCR dans les deux chambres.

Le bilan du « kirchnérisme »

Le péronisme fut une des formes du bonapartisme et du nationalisme bourgeois au sein des pays dominés. Le parti péroniste et les époux Kirchner ont dirigé le pays depuis 2003. Pour la plus grande joie des « altermondialistes »… jusqu’en 2014.

Ce mouvement politique issu du péronisme de gauche se caractérise par sa rupture avec le néolibéralisme du péronisme de droite. Retour en force de l’État, efforts pour consolider une bourgeoisie nationale, programmes sociaux, confrontation féroce avec le patronat et les médias privés : la stratégie a conduit à des taux de croissance insolents. Avant de s’essouffler il y a quelques mois. (Le Monde diplomatique, juillet 2014)

Jamais le colonel Juan Perón n’a remis en cause le capitalisme. Ce Bonaparte a profité des affrontements inter-impérialistes de la 2e Guerre mondiale et des exportations agricoles (blé, viande) pour desserrer la domination étrangère et permettre l’accumulation locale du capital. Il fit des concessions aux salariés et aux déclassés, tout en intégrant les bureaucraties syndicales au mouvement nationaliste bourgeois et en subordonnant le syndicalisme à l’État. Quand la conjoncture économique et politique mondiale s’est retournée, le régime n’a plus été capable d’acheter la paix sociale et de défier l’impérialisme américain.

Le « péronisme de gauche » contemporain n’en est que la caricature. Certes, Nestor Kirchner a autorisé des poursuites judiciaires en 2003 et 2005 contre certains chefs policiers et militaires assassins et tortionnaires formés par l’armée française [voir Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte, 2004]. Mais les peines effectives ont été souvent légères et bien des responsables (dont pas mal d’amiraux et Isabel Perón) ont été disculpés ou libérés. Et, en 2010, un militant du Partido obrero (PO), Mariano Ferreyra, a été assassiné par des nervis patronaux avec la complicité de la police.

Le gouvernement de Cristina Kirchner a autorisé le mariage pour tous en 2010, mais l’avortement reste interdit.

Le gouvernement de Cristina Kirchner a repris en 2012 le contrôle de l’emblématique compagnie nationale pétrolière YPF qui était devenue une filiale d’un groupe étranger, mais le gouvernement a finalement indemnisé la société-mère espagnole Repsol à hauteur de 5 milliards de dollars. En sus, le groupe chinois Beidahuang a acheté 320 000 ha de terres et l’industrie automobile reste sous contrôle étranger (Renault, Peugeot, Mercedes, VW, Toyota, Honda, Ford, GM-Fiat).

Le gouvernement PJ s’est heurté aux capitalistes agraires quand il a taxé les exportations, mais a mécontenté de plus en plus les salariés dont une grande partie est précaire et dont la plupart ont des salaires qui retardent sur l’inflation. Les Kirchner ont octroyé des aides sociales, mais sans supprimer les causes des inégalités, si bien que 25 % des 42 millions d’Argentins vivent sous le seuil de pauvreté. La malnutrition est répandue alors que le pays exporte surtout des produits agricoles.

Le renforcement de l’exploitation des travailleurs ne permet pas de compenser la crise des matières premières dont dépend le pays, crise accentuée par la récession au Brésil et le ralentissement de la croissance en Chine.

Kirchner laisse le pays en stagnation (croissance de 0,4 % en 2015, -0,7 % prévu par le FMI en 2016), avec une inflation hors de contrôle (plus de 16 % en 2015, mais des économistes l’estiment plutôt à 40 %) et une montée du chômage (7 % officiellement en 2014). Le peso a été dévalué de 15 % en janvier 2014, le déficit budgétaire s’élève à 5 % du PIB, la dette publique dépassera 50% du PIB en 2016.

Un mouvement ouvrier pénétré par le nationalisme bourgeois et entravé par l’opportunisme

Comme les péronistes, les centristes d’Argentine appellent « mouvement ouvrier » le seul syndicalisme. Au contraire, pour les marxistes, le mouvement ouvrier embrasse les syndicats de salariés mais aussi les partis issus de la classe ouvrière.

Les syndicats argentins sont largement contrôlés par des partis politiques bourgeois, comme aux États-Unis et dans la plupart des pays dominés (mais pas au Chili ou au Brésil). La principale confédération syndicale est la Confederación General del Trabajo (CGT) qui domine dans l’industrie. Sa bureaucratie, maffieuse, est liée au PJ, ce qui l’a conduit à soutenir les privatisations du président Menem (PJ) de 1989 à 1999. Ella a collaboré avec les autres gouvernements bourgeois, y compris la junte militaire. Cela a conduit à l’émergence d’une centrale rivale, la Central de Trabajadores de la Argentina (CTA), qui l’emporte dans la fonction publique. Sa bureaucratie reste majoritairement liée au PJ, tout en tolérant les fractions d’autres partis bourgeois et du mouvement ouvrier politique.

À cause de trahisons multiples et du nationalisme bourgeois, la sociale-démocratie et le stalinisme ont une influence politique réduite. Le PS, le PCA (qui était lié à Moscou) et le PCR (qui était lié à Pékin) ont plus d’une fois capitulé devant un des partis bourgeois traditionnels (UCR, PJ), voire l’état-major de l’armée.

Les seuls candidats qui ont défendu l’indépendance de la classe ouvrière vis-à-vis de la bourgeoisie ont pour origine la défunte 4e Internationale. Le FIT est né en 2011 d’une coalition entre trois organisations : le Partido de los Trabajadores Socialistas (Parti des travailleurs socialistes, PTS), le Partido Obrero (Parti ouvrier, PO) et l’Izquierda socialista (Gauche socialiste, IS).

Mais le Front de gauche est limité à des élections (une question importante, mais secondaire), son nom est confus (« la gauche » n’existe pas dans les programmes de la Ligue des communistes, de l’Internationale communiste et de la 4e Internationale). Son programme, tout en énumérant toutes sortes de revendications démocratiques, immédiates et transitoires excellentes, reste, comme celui de LO ou du NPA en France, réformiste car il s’arrête devant l’État bourgeois (Declaración programática del FTI, juin 2011). Le Front de gauche ne tient aucun compte de l’expérience de la Commune de Paris de 1871 et de la révolution russe de 1917 : il faut détruire l’État, il faut le remplacer par des organes de la démocratie ouvrière et populaire.

La Commune de Paris fut une révolution contre l’État lui-même… Ce ne fut pas une révolution pour transférer le pouvoir de l’État d’une fraction des classes dominantes à une autre… Quel que soit son destin à Paris, elle fera le tour du monde. (Karl Marx, Premier essai de rédaction de « La guerre civile en France », 1871)

Lors de la crise révolutionnaire de 2002, le PTS et le PO, au lieu de généraliser et de centraliser les assemblées spontanées, avaient demandé une « assemblée constituante souveraine ». C’était une solution d’autant plus bourgeoise que le précédent président avait été élu avant d’être chassé en décembre 2001 et que les libertés démocratiques étaient reconquises.

Le Front de gauche dissimule la crise mondiale de direction du prolétariat, qui était le point de départ du programme de 1938 et qui s’est aggravée depuis. Le Front de gauche substitue un vague « pôle politique indépendant » à la construction du parti ouvrier révolutionnaire dont les travailleurs argentins ont un besoin brûlant.

Le programme du Front de gauche ne dit rien de l’armement du peuple, contrairement au programme de 1938 de la 4e Internationale et à son manifeste de 1940. Il ne mentionne pas la grève générale ; d’ailleurs, le FIT a soutenu depuis sa formation toutes les « journées d’action » de diversion des bureaucraties syndicales CGT et CTA.

En outre, l’alliance centriste a scissionné. Au cours des primaires d’août 2015, le FIT s’est scindé entre le FIT du PTS et celui du PO et de l’IS. Comme le premier l’a emporté, ses candidats ont concouru le 25 octobre aux élections générales sous l’étiquette FIT.

Il faut aux travailleurs et aux jeunes non un bloc électoral opportuniste et instable, mais une internationale ouvrière révolutionnaire basée sur le marxisme, tout le marxisme. Dans ce cadre, il faut bâtir un parti de type bolchevik qui combatte en Argentine pour l’auto-organisation démocratique des travailleurs, pour l’armement du peuple, pour la prise du pouvoir, pour la dictature de prolétariat. Sans parti et sans soviets, il ne peut y avoir de gouvernement ouvrier, ni de fédération socialiste d’Amérique latine.

La conquête du pouvoir gouvernemental ne peut se réduire à changer des personnes dans les ministères, mais doit signifier l’anéantissement d’un appareil d’État hostile, la prise en mains de la force réelle, l’armement du prolétariat… Le système des soviets assure la possibilité d’une véritable démocratie prolétarienne. (Plateforme de l’Internationale communiste, 1919)

2 décembre 2015