Afrique du Sud
La classe ouvrière affronte de plus en plus l’alliance du SACP et du COSATU avec le parti bourgeois ANC

Le 5 décembre 2013, Nelson Mandela est mort à 95 ans. La cérémonie officielle du 10 décembre a vu des représentants de nombreux pays se presser pour un dernier hommage. Ils ont salué le président qui a permis à l’Afrique du Sud de rester capitaliste quand les masses noires et métisses du pays ont fait vaciller le gouvernement de l’apartheid dans les années 1970 et 1980.

Le prestige de Mandela, conforté par la bourgeoisie impérialiste et la bourgeoisie dominée, le stalinisme et la sociale-démocratie, le catholicisme et le protestantisme, reste grand, ce qui bénéficie encore au parti nationaliste bourgeois, l’African National Congress (Congrès national africain, ANC). Mais la gestion du capitalisme sud-africain par trois présidents ANC successifs (Mandela, Mbeki, Zuma) érode peu à peu l’hégémonie de l’ANC dans la population noire. Une des cérémonies n’a pas fait le plein, et, dans un stade à moitié vide, une partie de ceux qui se sont déplacés a hué le président Jacob Zuma, ANC.

Au moment où le président Jacob Zuma prend la parole, une partie du public quitte le stade de Soweto en signe de protestation. Zuma est accusé d’avoir détourné des millions d’euros pour l’embellissement de sa résidence secondaire et la construction d’une route. Une bonne partie du public faisait visiblement partie de l’opposition au président, qui avait déjà été hué à plusieurs reprises précédemment. (Libération, 10 décembre 2013)

Ce désaveu du président a ses racines dans la lutte des classes.

La « triple alliance » ANC-SACP-COSATUau sommet de l’État bourgeois depuis 20 ans

De 1970 au début des années 1990, les masses noires et métisses affrontent le régime d’apartheid. Grèves de masse, mouvements de la jeunesse noire, naissance de syndicats ouvriers, affrontements de rue contre la police et l’armée : toute la situation pose la question de la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Il lui manque un parti.

Dès la fin des années 1920, le stalinisme transforme la section sud-africaine de l’Internationale communiste en un parti qui repousse toute révolution prolétarienne comme prématurée. Au nom de la « révolution démocratique », les staliniens du South African Communist Party (Parti « communiste » d’Afrique du Sud, SACP) font des travailleurs des auxiliaires de la bourgeoisie noire.

Dans les années 1970, le SACP s’emploie à prendre le contrôle des syndicats qui naissent spontanément et les agrège, au compte de l’ANC, dans le Congress of South African Trade Unions (Congrès des syndicats d’Afrique du Sud, COSATU).

La jeunesse et le prolétariat de couleur viennent à bout du gouvernement blanc raciste, mais la collaboration de la bureaucratie stalinienne de l’URSS avec l’impérialisme américain, le soutien sans faille des organisations ouvrières de masse (SACP et COSATU) au principal parti nationaliste bourgeois sauvent le capitalisme et empêchent la révolution prolétarienne.

En 1985, le Parti national qui avait instauré l’apartheid en 1948 n’a plus eu d’autre choix que de négocier une « transition ». Mandela et l’ANC acceptent de la préparer avec le pouvoir blanc. En 1993, un accord est trouvé. Une nouvelle constitution donne le droit de vote à tous les Sud-Africains, les lois ségrégationnistes sont abolies. L’appareil répressif de l’État bourgeois (police, armée, justice, services secrets de l’apartheid) ne sera pas purgé, les armées de guérilla seront intégrées à l’armée.

La victoire électorale de l’ANC en avril 1994, avec plus de 64 % des voix, donne le pouvoir à l’alliance tripartite entre le COSATU, le SACP et l’ANC. Mandela devient président. La population noire croit que tout va changer. Mais si la lutte de classe a arraché les droits démocratiques, Mandela et le front populaire ANC-COSATU-SACP défendent la propriété privée.

L’auréole de l’ANC se dissipe d’année en année, les générations n’ayant pas ou peu connu l’apartheid n’ont pas tant d’illusions ni envers l’ANC, ni envers sa caution « communiste » après 20 ans de gouvernement ANC-COSATU-SACP.

En 2011, le revenu annuel des ménages noirs était de 60 613 rands (5 384 euros) alors que celui des blancs était de 365 134 rands (32 432 euros). (Le Nouvel observateur, 31 octobre 2011)

Seule une minorité noire a intégré les rangs de la bourgeoisie, comme capitalistes directs ou comme dirigeants de l’État bourgeois.

Des townships n’ont pas toujours pas l’eau ni électricité, après 20 ans de pouvoir ANC. Le chômage est officiellement de 26 %. 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. L’inflation, de l’ordre de 10 % par an, rognent le pouvoir d’achat des travailleurs noirs aux salaires déjà très bas. Les immigrés, 4 à 5 millions de travailleurs venus de pays africains voisins, sont surexploités et désignés comme boucs émissaires. La santé et l’éducation publique sont médiocres. Les femmes restent opprimées. Les homosexuels sont persécutés. La criminalité et la délinquance atteignent des sommets.

Les luttes ouvrières démasquent l’ANC et le parti « communiste »

Le 16 août 2012 à Marikana, à 95 kilomètres à l’ouest de Pretoria, la police attaque des mineurs en grève. Le bilan est lourd : 34 morts, 78 blessés et 270 arrestations [voir Combattre pour en finir avec le capitalisme n° 27 et Révolution socialiste n° 39]. L’objectif du gouvernement est de mettre un terme à la grève qui a débuté 6 jours plus tôt dans cette mine du groupe Lonmin, 3e producteur mondial de platine. Les mineurs réclament un salaire de 12 500 rands contre les 4 000 actuels, avec l’appui d’une scission du COSATU, le syndicat AMCU. Alors que les scènes de meurtres sont filmées, la justice accuse les grévistes d’avoir provoqué la police, des centaines de mineurs sont arrêtés, les policiers assassins sont laissés en liberté.

En solidarité prolétarienne, la grève se propage et les grands groupes capitalistes miniers décident du lock-out et du licenciement de milliers de travailleurs. Contre les patrons et la police qui les sert, les ouvriers constituent des comités de grève et commencent à les fédérer pour arracher les revendications économiques et aussi faire condamner les assassins, libérer leurs camarades emprisonnés. Mais l’aide du SACP et de la direction du COSATU est décisive pour défaire la grève. De concert, l’ANC, le SACP, le COSATU et la National Union of Mineworkers (NUM-COSATU) accusent les grévistes et divisent les mineurs.

Les mineurs ne sont pas seuls à se dresser contre le gouvernement bourgeois de la triple alliance. Des centaines de milliers de salariés participent aux grèves contre les licenciements et pour l’augmentation des salaires qui ne valent plus rien avec l’inflation galopante. En août 2013, les ouvriers métallurgistes et de l’automobile ont fait 3 semaines de grève pour obtenir 10 % d’augmentation, des grèves dans le bâtiment, les mines, les hôpitaux, les universités et l’enseignement, le transport ont aussi eu lieu.

Le 23 janvier 2014, plus de 80 000 ouvriers des mines de platine se mettent en grève pour obtenir un salaire de 12 500 rands par mois (900 euros) contre les 4 000 rands actuels.

Lancée par l’AMCU dans les trois grandes multinationales du secteur (Amplats, Implats et Lonmin), la puissance de la grève a contraint la direction du puissant NUMSA (Syndicat des travailleurs de la métallurgie d’Afrique du Sud) présent dans les fonderies et les raffineries minières à la rejoindre. Elle dure depuis 2 mois et la police a déjà tenté de réprimer, au gaz et à la matraque, les rassemblements de masse des grévistes. Tous les dirigeants de l’AMCU sont aujourd’hui sous la menace de la justice.

La bureaucratie du NUMSA-COSATU a joué le rôle de conciliateur avec les trois multinationales en acceptant, le 20 mars, une hausse de salaire de 7,5 %. De son côté, la direction de l’AMCU-NACTU propose que la hausse de salaires soit échelonnée sur 4 ans, mais les capitalistes miniers refusent l’augmentation à 12 500 rands. Elle n’a jamais cherché à reconstituer les comités de grèves élus, à exiger du NUMSA, du NUM et du COSATU qu’ils appellent à la grève générale illimitée pour battre le gouvernement.

Pour la rupture du COSATU et du SACP avec l’ANC, pour un gouvernement ouvrier et paysan

La vague de grèves dans les mines n’a pas été sans conséquence pour le pouvoir capitaliste. Le lendemain de la mort de Mandela, l’alliance de Front populaire au pouvoir s’est fissurée. Pour la première fois depuis 1994, le premier syndicat du COSATU, la NUMSA, forte de 340 000 membres, a tenu un congrès annonçant sa décision de rompre avec le gouvernement.

La National Union of Metalworkers of South Africa (Numsa), syndicat de la métallurgie sud-africain, « ne soutiendra pas l’ANC ni aucun autre parti en 2014 », a déclaré Irvin Jim, son leader… « Le Numsa va étudier la possibilité de fonder un mouvement pour le socialisme, car la classe ouvrière a besoin d’une organisation politique » qui la représente, a-t-il ajouté, à la tribune d’un congrès extraordinaire tenu à Johannesburg. Le Numsa a appelé le Cosatu à sortir à son tour de l’alliance gouvernementale. « Le temps de chercher une autre solution est arrivé », a déclaré Irvin Jim, sous les acclamations de ses adhérents. (Le Monde, 20 décembre 2013)

La prise de distance de la direction du NUMSA avec le gouvernement Zuma témoigne de la radicalisation d’une partie significative de la classe ouvrière. Mais cette bureaucratie syndicale n’affronte toujours pas Zulma. Son vague front politique s’abstient même de présenter des candidats contre l’ANC le 7 mai. Sa ligne syndicale reste la même : le 19 mars, elle a appelé à une « journée d’action » diversion pour mendier des « emplois décents pour les jeunes » au gouvernement ANC-COSATU-SACP.

La formation d’un comité central de grève des mineurs en 2013, la multiplication des luttes salariées sont la preuve de la disponibilité d’une avant-garde pour constituer ses organisations : comités de grève, comités d’usine, milices et soviets. Cette avant-garde ouvrière a besoin de se regrouper sur un programme révolutionnaire internationaliste qui doit clairement désigner la classe et le gouvernement à renverser.

Toute revendication sérieuse de la classe ouvrière nécessite de défaire et chasser le gouvernement ANC-SACP-COSATU. Pour y parvenir, les travailleurs doivent exiger de leurs organisations de rompre totalement avec le pouvoir capitaliste, d’engager le combat contre lui, de lutter pour un gouvernement ouvrier et paysan.

La classe ouvrière n’a pas besoin d’un parti réformiste supplémentaire

De par le monde, un certain nombre d’opportunistes essaient de réhabiliter les débris du stalinisme, de les faire passer comme différents des partis travaillistes ou socialistes, et dignes d’alliances (en France, le NPA et LO, avec le PCF). L’Afrique du Sud est un avertissement aux prolétaires du monde entier. Le SACP est depuis longtemps un parti ouvrier bourgeois. Son caractère contre-révolutionnaire est vérifié par le fait qu’il appartenait au gouvernement bourgeois massacreur d’ouvriers en 2013 et qu’il continue à le faire. Les partis « communistes » survivants sont aussi dévoués au capitalisme que les autres partis « réformistes ».

Sans un parti révolutionnaire de type bolchevik, les travailleurs continueront à être trahis. Malheureusement, aucun parti de ce type n’existe dans le pays. Et les organisations centristes, semi-réformistes, sont incapables d’en bâtir un.

Dans les années 1970, le groupe pseudo-trotskyste MWT, comme le parti stalinien, construit le parti bourgeois ANC. En 1989, le MWT affilié au Comité pour une internationale ouvrière (CIO) lance un journal qui fait encore référence à l’ANC (Congress Militant). Le bilan de plusieurs décennies du CIO en Afrique du Sud comme ailleurs [voir Révolution communiste n°4 pour les États-Unis] est d’avoir épousé les illusions et contribué ainsi à interdire toute voie propre au prolétariat.

Le Mouvement démocratique socialiste présente ses condoléances à la famille Mandela et tous ceux qui en Afrique du Sud et à l’étranger pleurent la disparition de Nelson Rolihlahla Mandela. Mandela est un symbole des luttes et des sacrifices de millions de personnes depuis des décennies pour mettre fin à l’apartheid et gagner la démocratie. Les espoirs et les aspirations de cette lutte héroïque – avec la puissante classe ouvrière noire jouant le rôle décisif – ont été investis dans Mandela. Nous le reconnaissons pour son rôle dans la défaite de l’un des systèmes les plus odieux de l’oppression et de l’exploitation dans l’histoire. (DSM, L’Héritage de Mandela, 6 décembre 2013)

Quand l’ANC perd de sa popularité, les révisionnistes du trotskysme proclament en 2002 le Democratic Socialist Movement (Mouvement socialiste démocratique, DSM) dont le nom annonce à lui seul l’opportunisme. Le DSM, faute d’organisation communiste internationaliste, gagne une certaine influence chez les mineurs écœurés par le SACP.

Le DSM a encore changé d’étiquette, le 21 mars 2014, pour celle de Workers and Socialist Party (Parti travailliste et socialiste, WASP) qui ne vaut pas mieux. Son programme comporte des revendications légitimes.

Nationalisation des mines, des fermes, des banques et des grandes entreprises. L’industrie nationalisée doit être placée sous le contrôle démocratique des travailleurs et des communautés de la classe ouvrière. L’économie doit être démocratiquement planifiée afin de satisfaire les nécessités sociales et non le profit. Pour la fin du chômage et la création d’emplois socialement utiles pour tous ceux qui recherchent du travail. Luttons pour un salaire décent de 12 500 rands sud-africains par mois [environ 1 000 euros]. Non aux expulsions et aux coupes dans les budgets – pour un investissement massif dans le logement, l’électricité, l’eau, les infrastructures sanitaires, les routes, les transports publics et les services sociaux. Pour un enseignement public gratuit, de la maternelle à l’université. Pour un service national de soins de santé gratuits accessible à tous. (Manifeste du WASP, 21 mars 2013)

C’est un couteau sans lame car il n’explique pas comment de telles revendications pourraient être arrachées, n’annonce pas qu’elles sont incompatibles avec le maintien du capitalisme, que la bourgeoisie ne tolérera jamais leur réalisation, qu’elle tentera de l’empêcher avec son armée, sa police, des bandes fascistes.

Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est : de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ; que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. (Marx, Lettre à Weydemeyer, 1852)

Le nouveau parti centriste se révèle incapable d’affronter les bureaucraties syndicales et soutient, comme tous les opportunistes dans le monde, leurs « journées d’action » qui servent d’exutoire et protègent les gouvernements capitalistes.

Nous militons pour une grève générale d’un jour contre les fermetures de mines. Nous ferons campagne pour une action de masse dans les communautés minières pour construire une grève générale d’une journée. (Manifeste du WASP, 21 mars 2013)

Qui peut croire qu’une journée de grève va empêcher de fermer les mines ?

Le programme du WASP ne dit pas un mot de la nécessité de s’organiser en comités de grève, en milices ouvrières, en soviets. Il tait la nécessité de la destruction de l’État bourgeois, de l’insurrection et de la dictature du prolétariat. Hier, le MWT était membre d’un parti bourgeois et il l’est resté quand celui-ci a gouverné le plus grand capitalisme d’Afrique ; aujourd’hui, bien qu’en s’en détachant, il reste réformiste et parlementariste.

Il faut construire un parti ouvertement et fermement révolutionnaire

Contre la trahison du SACP, il faut dresser un parti ouvrier distinct, basé sur le programme de la révolution permanente, opposé à tous les partis bourgeois, ANC, DA, COPE, EFF de l’ancien dirigeant de l’organisation de jeunesse de l’ANC, Julius Malema.

Loin de la confusion du WASP, toute la classe ouvrière, nationale et immigrée, noire, métisse et blanche, femmes et hommes, a besoin d’un parti révolutionnaire internationaliste qui donnera le pouvoir aux producteurs, qui lutte pour que la révolution prolétarienne se développe avec ses comités, ses milices, par ses méthodes d’auto-organisation, d’armement des masses et de contrôle ouvrier et arrache le pouvoir à toute la bourgeoisie, blanche, métisse et noire.

Bien que les révolutionnaires acceptent de participer aux élections, ils ne le font que pour promouvoir tout leur programme dont la condition est un gouvernement ouvrier s’appuyant sur les conseils ouvriers et paysans. Les comités de grève des mineurs à l’automne 2012 en sont les prémisses.

Préparer le prolétariat à défaire le pouvoir capitaliste et constituer ses propres organisations, c’est la tâche du parti. Tout en partant des revendications nationales, démocratiques, féminines et agraires, son programme conduit à regrouper les travailleurs en vue de l’établissement du pouvoir des travailleurs, de l’extension de la révolution pour établir les États-Unis socialistes d’Afrique, pour aller au socialisme.

27 mars 2014